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"Il me semble que je vois Céline tel qu'il est, l'homme montagne, l'auteur géant du "Voyage", de "Mort à crédit", de "Guignol's band". C'est ainsi que je pense à lui, c'est à ces énormes créations, d'envergure rabelaisienne, cette puissance démesurée, ce don de déchaîner le rire, de créer des types, ne disons pas encore immortels, mais qui vivent dans la mémoire depuis 1934, après tout ce qui nous a défilé sous les yeux et sur la tête."
Paraz, invalide, cherche la formule qui lui permettra de vivre de sa plume et se met en tête d'écrire un best-seller qui rivaliserait avec le Caroline Chérie de Jacques Laurent. S'inspirant d'un succès d'avant-guerre, aujourd'hui totalement oublié, Torrents de Marie-Anne Desmarets, Paraz rédige Remous. Pour la première fois, il prend pour personnage principal une femme, Florence. Mais l'histoire conventionnelle, située dans une Argentine où Paraz n'a jamais mis les pieds, n'évite ni les banalités du roman psychologique, ni les clichés du roman d'aventures. On est bien loin de la verve de Bitru ou de l'étrange poésie du Lac des Songes. Paraz ne retrouve guère son style qu'à la fin du roman : "Mon éditeur me dit que je dois écourter un peu la fin de Remous. Ne pas dépasser 600 pages. (...) Je vois là une possibilité inespérée. Je fais sauter toute la fin et, à partirde la page 432, je dis ce que je pense de la résistance (...) J'en mets un coup terrible, j'en prends la fièvre,mais ce que ça me soulage!"
Cependant son non-conformisme et son goût de la provocation, sa passion à dénoncer l'injustice, vont le conduire à ruiner définitivement sa carrière et sa réputation. Chassé de l'Hôtel-Dieu pour avoir dit "Merde!" à une infirmière, Paraz, très malade, trouve refuge au sanatorium de la Vallée aux Loups. C'est là qu'il reçoit le 1er juin 1947 une lettre de Céline, alors au Danemark et inculpé en France de "trahison", lui demandant d'aider à sa défense : "Et c'est ça qui m'a sauvé. Avec de la strepto qu'une amie américaine m'a envoyée par télépathie." Une correspondance s'établit. " Céline, écrit Paraz, me fait rire avec ses malheurs, comme moi je le fais rire avec mes ennuis; nous sommes destinés à nous faire rire jusqu'au bout - ça sert à quelque chose de n'être pas normaliens."
Paraz ne connaît pas personnellement Céline. Peut-être se sont-ils croisés une fois, en 1934, dans un bistro rue Lepic, mais rien n'est moins sûr. Paraz n'est ni un des amis, ni un des disciples littéraires de Céline. Il se moque des idées politiques de l'écrivain, qu'il ne partage pas. Autant Céline est obsédé par la notion de pureté raciale, autant Paraz défend et prône le métissage. Mais il admire le style, la "petite musique" de Céline et s'indigne qu'on prétende l'empêcher de publier, qu'on prétende bâillonner un des géants de la littérature française.
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Paraz a une première fois défendu Céline en avril 1944, à deux mois du débarquement, au moment donc où un tel geste ne pouvait que lui attirer des ennuis. Dans un article pour L'Appel, il réfute les accusations de collaboration portées contre l'écrivain : " L'attitude de Céline, qui ne lui " rapporte " rien maintenant, ne lui a valu avant la guerre que des ennuis. Il a saccagé une situation énorme… " Et surtout il défend l'œuvre : " Céline, lui, n 'a pas la prétention de durer. (…) Je le vois trop modeste. Voilà près de dix ans qu'il enchante sans lasser. Et même l'effet de choc du Voyage au bout de la nuit est bien plus bouleversant pour les jeunes qui attaquent Céline par Mort à crédit. Ces jeunes, dans cinquante ans, auront soixante-dix ans et feront lire Céline à leurs petits-fils. Je vois Céline couvrir tout le siècle, c'est couru d'avance, jusqu'à une date où la prose de Duhamel (…) sera illisible." Le temps lui a donné raison et pour Céline, et pour Duhamel.
Depuis le sana, Albert Paraz écrit à Céline, le provoque à parler de sa situation, de sa vie, de ses adversaires, mais aussi de son écriture. Céline répond, réticent et méfiant. Une amitié épistolaire naît entre les deux exilés, l'un au Danemark, l'autre au sanatorium, une amitié où Paraz, toujours généreux, donne sans compter son temps et ses forces, donne bien plus qu'il ne recevra. Mais Paraz garde assez d'humour pour se moquer de lui-même et de son admiration pour Céline : " Y en a qui croient au pape, en Marx en Lénine en Staline. Y en a même qui croient à de Gaulle. Moi je crois à Céline. Il ne peut pas se tromper. C'est un avatar de Vichnou. Un autre Jésus-Christ… "
Paraz va choisir de défendre Céline à sa manière, d'une part en répliquant systématiquement et avec toute la vigueur de son talent de polémiste aux journaux qui attaquent l'écrivain, et d'autre part en faisant rentrer en contrebande l'écriture célinienne en France. Il incorpore en effet les lettres que lui envoie Céline dans un manuscrit qu'il a commencé de rédiger au début de l'année à l'Hôtel-Dieu et qu'il traîne avec lui d'abord à la Vallée-Aux-Loups, puis à la clinique de Courbevoie et enfin, en mars 1948, au sanatorium Adastra à Vence.
Cela donne Le Gala des Vaches, un livre extraordinaire, véritablement sans pareil, à la fois journal d'une agonie, chronique d'une amitié littéraire et guignol où l'on rosse bourgeois et bien-pensants. L'originalité de ce récit hors-normes séduit Marcel Aymé: "Au réalisme littéraire, il décide d'opposer une réalité qu'il a vécue lui-même. C'est ce qui nous a valu l'année dernière le Gala des Vaches dans lequel il nous entretient de ses calamités personnelles, de ses tribulations, de ses urines, de ses érections, de ses colères, de ses amours, de ses amitiés et de ses haines. On a rarement l'occasion d'être ainsi de plain-pied dans la vie d'un homme, d'y sentir à ce point physique, sa compagnie et jusqu'à ses changements d'humeur."
Paraz y raconte la vie quotidienne à l'hopital, mais aussi l'actualité qui le révolte. Il évoque longuement Chateaubriand dont le style l'enthousiasme autant que celui de Proust. Et, bien sûr, il clame son admiration pour Céline et son génie littéraire : "Les lettres de Céline ont la la richesse, la beauté, l'intelligence de l'événement, la résonance avec les ondes secrètes qui sillonnent l'univers et aussi la compréhension du plus petit battement des artères. Il tombe toujours à pic sur le mot juste et s'il ne le trouve pas, il l'invente."
Publié en juin 1948, Le Gala des Vaches cause un joli scandale. Les premières lignes suffisent à donner le ton : "Voilà des années que j'ai envie d'écrire un journal. J'en ai commencé un au moment de la libération. Je ne l'ai jamais retrouvé ; si je le publie je suis perdu de réputation. Pendant que Paris se libérait lui-même, j'étais agrafé à Villeparisis par trois Boches qui voulaient absolument baiser. Ils en pleuraient : Ach Paris! Ils y avaient été tellement heureux qu'ils voulaient tirer leur dernier coup avant de partir."
Devant les réactions outragées, Paraz jubile. Depuis son lit d'hôpital, il est parvenu à se mettre à dos à la fois les ennemis et les amis de Céline. Ces derniers le jugent en effet trop imprudent, trop grande gueule. La fougue de Paraz effarouche le très prudent Céline qui demande à son encombrant défenseur de supprimer certains noms et passages : "Pourquoi me faire encore plus d'ennemis? Mon dieu! Les gens sont comme ils sont."
Blaise Cendrars ne s'y trompe pas qui écrit à Paraz : " L'erreur c'est de publier ce bouquin comme un livre ordinaire et de le mettre en vente à la foire. Il a été écrit pour " the happy few ", moi j'aurais fait imprimer cette disgrâce couronnée d'épines à dix exemplaires et j'aurais été bien embarrassé de savoir à qui les adresser."
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