LES EXCENTRIQUES
GEORGES DARIEN - INTRO ET SOMMAIRE
 
Georges Darien
Le Voleur
   

 

LE VOLEUR

"L'existence est aussi bête, voyez-vous, aussi vide et aussi illogique
pour ceux qui la volent que pour ceux qui la gagnent"
.
Contrairement à ses compatriotes volontiers anglophobes, Darien admire l'Angleterre. Parlant et écrivant couramment l'Anglais, il n'a guère de peine à s'acclimater à la vie londonienne. S'il continue de fréquenter les anarchistes français en exil, il découvre aussi le monde de la pègre. Londres est en effet à l'époque un paradis pur les voleurs et les receleurs. Ce qu'explique l'ancien chef de la Sureté, M. Goron, dans ses Mémoires: "En France toute personne qui achète des actions ou obligations est tenue d'en justifier la provenance; mais il n'en est point ainsi en Angleterre, où l'axiome "possession vaut titre" est de règle en matière de valeurs de cette nature. Cet état de choses permet à des agences véreuses londonniennes et même à des solicitors de tenir boutique ouverte de recels publics et d'acheter impunément toutes les valeurs volées en France pour les revendre ensuite à leurs légitimes propriétaires."
Londres est devenu le rendez-vous des voleurs qui viennent y écouler le butin raflé en France, en Belgique ou aux Pays-Bas. Ce petit monde de putains et de voyous, de larrons et d'usuriers, qui sera plus tard décrit par Pierre Mac Orlan ou Louis-Ferdinand Céline, dans Guignol's Band, fournit à Darien l'inspiration d'un nouveau roman. En 1897, il envoie à Stock, qui vient de rééditer Biribi le manuscrit de Le Voleur que l'éditeur s'engage à publier avant la fin de l'année.

Dessin de Darien 
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Dessin de Darien
"Regardez! Il a été pendu parce qu'il a écrit un bon livre.
C'est strictement interdit."

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Le personnage principal, Georges Randal, est un fils de bourgeois qui devient voleur autant par nécessité (son oncle l'a dépouillé de l'héritage de son père) que par haine de l'ordre social. Randal mène donc la vie des voleurs, entre Bruxelles, Paris et Londres, se faisant proxénète ou assassin quand l'occasion, qui fait le larron, l'exige. A la fin du roman, un ultime vol lui permet de s'assurer de la fortune de son oncle.
Le Voleur nous donne un tableau saisissant de l'envers du décor de la Belle Epoque. Véritable Opéra de Quatre Sous, le roman de Darien fait se croiser notaires véreux, voleurs de métier, politiciens tarés, faiseuses d'anges, mères maquerelles, bourgeoises cyniques, faux monnayeurs, assssins et bourreaux. La description du milieu des voleurs est si précise et vivante que certains ont voulu prêter à Darien une expérience de première main de ce genre d'activité. Thèse échafaudée, il faut le dire, sur les racontars de quelques mouchards de police et ennemis de Darien.
Le Voleur est un livre cynique et féroce, dont la multitude de personnages et de rebondissements picaresques réussit presque à masquer la noirceur. Darien est trop lucide pour voir dans un voleur un héros. Le voleur, tout comme le notaire, n'est qu'un rouage de la société, ni plus ni moins honorable qu'un autre. Rien ne les distingue vraiment. Les hommes ne sont que "des esprits désespérés et malsains d'enfants captifs, ravagés de songes de désert, de rêves dépeuplés et mornes."
La révolte de Randal débouche sur un échec. Trop d'horreurs, trop de souffrances le rejettent dans la prison "des foules souveraines où l'on prêche que l'Homme n'est rien et l'Humanité tout, où la personnalité meurt car il lui est interdit d'avoir des espaces en dehors d'elle-même." Il est en proie au dégoût des autres, de soi-même, de tout. Il n'est pas parvenu à se libérer, à devenir un homme. Le roman se conclut sur ces mots: "Dire qu'on est toujours volé par quelqu'un... Ah, chienne de vie!..."

  Juges de Jossot 
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Juges de Jossot
"Quand on a des idées qui ne sont pas celles de tout le monde,
on les garde pour soi."

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Darien y renvoie dos à dos riches et pauvres, bourgeois et prolétaires, voleurs et honnêtes gens. Il a la vision apocalyptique d'un monde "qui est l'abjection même" et que se disputent les socialistes qui veulent établir une "caserne collectiviste" et les capitalistes qui cherchent "à accaparer toute la terre, monopoliser toutes les valeurs, asservir scientifiquement le reste du monde et à le parquer dans les pâturages désolés de la charité philantropique." 
Peu importe le vainqueur; le résultat sera le même: "Par le fait de la soumission à l'autorité infinie de l'Etat, l'activité morale ayant cessé avec l'existence de l'Individu, tous les progrès accomplis par le cerveau humain se retournent contre l'homme et deviennent des fléaux; tous les pas de l'humanité vers le bonheur sont des pas vers l'esclavage et le suicide.
Le salut ne peut venir que de la destruction de l'ordre établi, de l'Etat. Or les masses refusent d'écouter les "appels d'une indépendance qui les terrorise parce qu'elle leur donnerait des responsabilités." et s'accomodent parfaitement de leur misère, une "misère lente, mathématiquement réglée par les exploiteurs et réglementée dogmatiquement par des agitateurs platoniques, la misère qui discute ses droits et qui vote, la misère qui croit savoir et qui se regarde souffrir, - qui, par conséquent, n'agira pas." 
La seule révolte possible est donc celle de l'individu, de l'homme seul contre la "civilisation du despotisme anonyme, irresponsable, inconscient et implacable." Darien défend un anarchisme messianique qui plonge ses racines aussi bien chez les prophètes hébreux qui voulaient réaliser la justice dans ce monde , que chez les anabaptistes protestants qui voulaient faire descendre le Royaume de Dieu sur terre.

Darien a conçu un projet littéraire grandiose: écrire, à la manière de Balzac qu'il admire, une "Comédie non pas humaine, mais inhumaine". Le Voleur doit en être le premier volume. Thierry Maricourt, dans son Histoire de la littérature libertaire en France, décrit ainsi l'accueil réservé au nouveau roman de Darien : "Les critiques à quelques exceptions près dont Ernest Lajeunesse, ne saluent pas la parution de cette apologie de l'individualisme. Darien avait pourtant réalisé un chef d'oeuvre. Jarry s'en aperçoit et le classe dans la bibliothèque du docteur Faustroll. Maurice Leblanc, lui, n'hésite pas à s'en inspirer pour dessiner le personnage d'Arsène Lupin."
Malgré l'enthousiasme de quelques lecteurs comme Alphonse Allais qui voudrait voir Le Voleur "dans toutes les mains dignes de ce nom" ou Rachilde qui y reconnait "l'apologie de l'anarchisme pratique", le roman se vend mal, très mal, au point que Stock répond à une lettre de Darien lui demandant le chiffre des invendus: "Je le veux bien mais ce ne serait qu'un renseignement purement amical et qui ne pourrait que martyriser votre amour-propre d'auteur." En fait, deux ans ne suffisent pas à écouler les mille exemplaires de la première édition.
Le nom de Darien sent le soufre. D'autant que personne ne peut dire dans quelle mesure Le Voleur est ou n'est pas autobiographique. Le roman semble parfaitement documenté... Darien restera toujours discret sur les épisodes de sa vie personnelle : "Je n'ai pu comprendre jusqu'ici ce que la vie prive d'un littérateur pouvait avoir à faire avec la publication ou la représentation de ses oeuvres." Walter Redfern estime pour sa part que "Tout se passe comme si (situation idyllique pour les critiques dernier cri) l'auteur se fût volatilisé. il n'en est rien. Darien resurgit dans son texte. Déguisé,perverti sans doute, mais toujours reconnaissable. Il ne pouvait jamais rien faire qui ne fût lui, en plein." En 1898, on refuse le visa de censure à Darien pour sa pièce L'Ami de l'Ordre, qui décrit les derniers jours de la Commune et oppose un bourgeois voltairien qui pense que "Plus on en tuera, mieux ça vaudra... Ah! Monsieur Thiers est un grand homme!", à un prêtre qui sauve et protège une pétroleuse de la répression menée par les soldats des Versaillais. Finalement autorisée, la pièce débute au Grand Guignol le 11 novembre 1898, et disparait dans l'indifférence de la critique.

Voleur (all rights reserved)  
La couverture de l'édition
orignale du Voleur.

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Darien continue d'écrire, échafaude une mirifique campagne de publicité pour un prochain roman qu'il laisse de côté pour faire le portrait de la France au tournant du siècle et dresser l'état moral, politique et social des lieux. Mais les éditeurs, ces "gluantes fripouilles", le fuient comme la peste. Seul Stock accepte de se dévouer. Darien sait que La Belle France ne sera pas lu: "Ce qui l'attend, c'est le silence; c'est le mutisme de la sottise et de la lâcheté, c'est un enterrement religieux et civil de première classe." Mais il en faudrait plus pour le décourager. La Belle France parait en 1900. Dans ce pamphlet effrayant de violence Darien hurle la haine qu'il voue à son époque: "Bien que Français, je ne suis pas un vaincu. je ne veux pas être un vaincu. Je refuse de me laisser enterrer, soit après ma mort, soit de mon vivant (...) Je persiste à crier seulement: A bas la France d'aujourd'hui!" Il s'en prend avec toujours plus de haine à "la bourgeoisie française, la plus féroce, la plus hypocrite, la plus ignorante du monde entier et aussi la plus triste", dont l'esprit " n'a pas cessé de régner en maître, n'a pas cessé de niveler, n'a pas interrompu sa besogne d'assassin.
Il fustige aussi la lâcheté du peuple et son goût pour la servitude: "L'homme a été tellement abruti par des siècles de despotisme et surtout par un siècle de fausse liberté que l'idée seule qu'il lui faudra se passer de maître le terrifie. Dès qu'il est libéré des liens que lui impose un gredin couronné, le peuple s'empresse de s'asservir lui-même, en s'intitulant Peuple souverain; ce qui lui permet, immédiatement, de déléguer sa souveraineté; après quoi il s'accroupit sur son fumier, qu'il aime, et se met à gratter ses ulcères, qui s'appellent des lois; et rend Grâce au Seigneur, qu'il conçoit mannequin sanguinolent tressé à son image, de l'avoir créé Peuple, et souverain, et imbécile et lâche."
Accueillie par le silence de la critique, La Belle France se vend moins encore que Le Voleur. Darien ressemble de plus en plus à la voix clamant dans le désert de l'Evangile.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Jan.00 - Fév.02)

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