LES EXCENTRIQUES
GEORGES DARIEN - INTRO ET SOMMAIRE
 
Georges Darien
Terre Libre
   

 

TERRE LIBRE

"Est-ce que vous vivez? Les abstractions seules vous émeuvent. Ou bien les masses, ces abstractions à mille pattes.".

En 1905, Darien rentre enfin en France. Il ramène avec lui Suzanne, une Anglaise d'origine allemande, qu'il a connue à Londres en 1899. Personne ne l'attend en France où on l'a pratiquement oublié.
Il a 43 ans et ne se fait plus d'illusions: "J'ai voulu vivre à ma guise, et je n'y ai pas réussi souvent. J'ai fait beaucoup de mal à mes semblables, comme les autres; et même un peu de bien comme les autres; le tout sans grande raison et parfois malgré moi, comme les autres.". 


Mais il refuse de s'assagir et entend continuer de vivre à sa guise, en homme libre: "Pour avoir le droit de passer, il faut être immatriculé et classé dans un parti, un lupanar, une confrérie, être jésuite noir ou jésuite rouge, ou crever! Eh bien! je passerai et orgueilleusement sur les tripes de toute cette canaille".
Les éditeurs refusent ses romans? Il essaiera le théâtre. Curieusement pour un antimilitariste, il choisit Napoléon comme personnage. Le Parvenu montre l'empereur, en 1815, à la veille de la campagne de Waterloo: un homme qui doute, qui hésite à accomplir jusqu'au bout son destin. Loin de le condamner, Darien voit en Napoléon "l'homme normal", celui qui réagit "contre l'atrocité de ce qui est" et place dans sa bouche cette tirade: "Je suis un tueur d'hommes, et sans merci, et sans pitié. Les peuples le savent, ils le sentent. Les Français me suivent, parce qu'ils voient en moi l'expression vivante d'une liberté complète et puissante dont ils se savent encore incapables, mais qu'ils désirent et qu'ils adorent en dépit d'eux-mêmes. Ils comprennent que je suis parvenu à être non seulement le hors-la-loi, mais le hors-tout. " Ce Napoléon anarchiste ne séduit ni le public, ni la critique.

Darien revient alors en terrain connu et prend les bataillons d'Afrique, toujours en activité, pour sujet d'un mélodrame, qu'il intitule Biribi. La pièce est montée par Gémier au Théâtre Antoine. Le succés est pour une fois au rendez-vous. Catulle Mendès écrit de Biribi que "c'est une effroyable cinématographie, le plus terrifiant tableau de la détresse et de la férocité humaine."
Darien croit qu'il va pouvoir se remettre à flot puis revenir à son projet de comédie humaine; illusion qui ne dure guère. Gémier et les autres directeurs de théâtre refusent son adaptation du Voleur. Comme ils refusent le Pain du Bon Dieu, qui dénonce (déjà!) les méfaits de l'industrie alimentaire. Deux minotiers altèrent pour gagner plus d'argent la farine qu'ils vendent, provoquant la mort de plusieurs enfants. Juges, médecins, politiciens, tous volent au secours des industriels. Entendant la foule manifester sous ses fenêtres, un des minotiers s'écrie: "Qu'ils crient! Qu'ils beuglent! Leur gosier c'est la soupape d'échappement! Ils seraient trop dangereux s'ils ne disaient rien! Pendant qu'ils gueulent, la séance continue - la bonne séance où le capital décrète l'éternelle servitude de la plèbe."
Comme ils refusent Viande à Feu qui s'en prend (déjà aussi!) aux escrocs de la charité. L'abbé Pandolle, une franche canaille qui cultive "les poires du bon chrétien". Mettant en application le principe que "le pauvre est la matière première de la charité", l'abbé dirige L'oeuvre des jeunes vocations, en fait une officine qui, sous couvert d'apprentissage, fournit de la main d'oeuvre enfantine aux verreries. Ne montrant ni pitié, ni remords, l'abbé se veut à l'image de son époque: "Tous les groupements sociaux sont à base de victimes. C'est une loi. Ce sera l'éternel honneur d'un gouvernement qui, comme le nôtre, assiste à un magnifique développement industriel, de n'avoir pas cédé à la sensiblerie en ce qui touche l'utilisation, nécessaire au progrès, de la main d'oeuvre enfantine.".

L'énergie de Darien cherche aussi un débouché dans la politique active. Il crée en 1909 Terre Libre, un petit journal qui attaque "les défroques des mascarades humanitaires, toute la friperie des paradis démocratiques." et apppelle à la suppression de la propriété individuelle du sol. Un mois plus rard, en décembre 1909, il fonde l'Union syndicale des artistes dramatiques. Il doit à ses activités syndicales d'être traîné, le 1 juin 1910, au commissariat par les agents pour avoir bombardé de boules puantes la scène de l'Opéra et chanté l'Internationale durant une représentation de La Tosca.

  Henry Georges 
(all rights reserved)
 
Henry Georges
(all rights reserved)

La route de Darien croise alors celle d'un personnage aussi étrange que l'abbé Fandolle. Joseph Fels est américain et a fait fortune dans le savon. Son cynisme a de quoi plaire à Darien. Ce millionnaire aime en effet à expliquer ainsi le secret de sa réussite: "C'est si simple. Vous mettez la main sur un monopole. Ensuite vous faites travailler une foule de gens pour vous, et vous leur donnez aussi peu que vous voulez pour ce qu'ils font. Je vous le répête, rien de plus facile, aussi facile en vérité que de voler." Encore plus étrange, Fels affirme vouloir consacrer sa fortune "à me rendre impossible moi-même, moi, et les hommes qui gagnent leur argent comme je l'ai gagné." Pour cela il préconise la création d'un impôt unique, basé non sur le produit du travail mais la valeur du sol nu. Ce sont les idées de Henry Georges, économiste américain (1839 - 1897), auteur de Progress & Poverty, qui influença Tolstoi, Mark Twain, Winston Churchill, entre autres, et que Darien citait avec admiration dans La Belle France.
Fels charge donc Darien d'organiser la branche française de la Ligue pour l'Impôt Unique. Darien loue des bureaux rue Furstenberg, en face du bureau de perception du VI° arrondissement, qu'il décrit comme "une boutique couleur de mort" qui "semble louche, sournoise, impitoyable". Le 1er juillet 1911, paraît la Revue de l'Impôt Unique. Enthousiaste Darien n'en reste pas là. Au printemps 1912, il se présente à une législative partielle dans le XII°, ne parvenant à rassembler que 169 voix. Nouvel échec en mai aux élections municipales du VI° arrondissement où seuls 185 électeurs votent pour le candidat de l'Impôt Unique.
Joseph Fels, déçu par le peu de résultats obtenus par Darien, décide en 1913 de mettre fin à la branche française de la Ligue.

Pour Darien, le bilan est amer. Plus que jamais il se sent un exilé dans son propre pays: "Il ne faut pas que l'individu puisse vivre; il ne faut pas qu'il donne au monde ce qu'il était venu pour donner; il ne faut pas qu'il trouble le sommeil ou la digestion de la tourbe ignoble qui règne et, bien moins, qu'il puisse décider la horde d'esclaves qu'elle asservit à écouter ses paroles de révolte. (...) Il faut qu'il crève. Il crève."
Le 30 avril 1919, Suzanne meurt.
Georges Darien tiendra encore deux ans, malade, abandonné de tous. Le 19 aout 1921, il agonise chez lui, rue Saint-Placide, et quitte ce monde, sans regret et sans espoir d'au-delà: "Projets, plans ébauchés, abandonnés, repris, rejetés... J'ai fait autre chose que ce que je voulais faire, j'ai fait beaucoup plus et beaucoup moins. Pourquoi? Mélange de violence et d'irrésolution, de mélancolie et de brutalité: un homme."

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Jan.00 - Fév.02)

GEORGES DARIEN - INTRO ET SOMMAIRE

 

 
   

 
Les Excentriques > Georges Darien > Terre Libre