LES EXCENTRIQUES
GEORGES DARIEN - INTRO ET SOMMAIRE
 
Georges Darien
L'ennemi du Peuple
   

 

L'ENNEMI DU PEUPLE

"Ces socialistes, ces anarchistes! Aucun qui agisse en socialiste, pas un qui vive en anarchiste.
Tout cela finira dans le purin bourgeois.
."

Lettre de Darien... (all rights reserved)  
une lettre de Darien à propos de "L'Epaulette".
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En 1901, une première version de L'Epaulette est refusée par la Revue Blanche au prétexte qu'il ne s'agit pas d'un pamphlet. Or ce même éditeur avait refusé La Belle France parce que ce n'était pas un roman! Darien ne décolère pas: "En fait d'éditeurs, je n'ai jamais trouvé en France que des imbéciles, des lâches et des traîtres."
Darien reprend son manuscrit et le révise lors d'un séjour qu'il fait à Bruxelles à la fin de l'année 1902. Cette fois Darien se dit "parfaitement convaincu que le livre, s'il n'est pas étouffé, peut être un grand succés." Victor Stock, qui reste avec les invendus du Voleur et de La Belle France sur les bras, montre si peu d'enthousiasme que Darien passe aux menaces (par lettre recommandée): "Monsieur Stock, j'ai reçu votre carte, voici ma réponse. Si vous ne publiez pas mon roman en octobre prochain, je vous tuerai."

Le Voleur n'était pas vraiment tendre pour le milieu des libertaires français. Certains, comme Malato, y étaient caricaturés sous des pseudonymes transparents. En fait Darien est trop jaloux de sa liberté de pensée pour supporter trè longtemps l'esprit de parti, de clan ou de chapelle. Lorsque, amnistiés, les anarchistes rentrent en France, lui reste à Londres. Comme à son habitude, il n'oublie rien, ne pardonne rien.

  Libertaire... (all rights reserved)
 
Libertaire:
"Il n'est d'aucun groupe anarchiste, et il a le culot de se croire libertaire!"

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Pourtant, en 1903, Emile Janvion lui propose d'écrire dans une feuille anarchiste mise sur pied pour préparer le congrès antimilitariste et pacifiste qui doit se tenir à Amsterdam l'année suivante. Bien qu'il n'éprouve aucune sympathie pour les "culs-de-jatte du pacifisme", Darien accepte et trouve même le titre à donner au journal: L'Ennemi du Peuple.Les braves pacifistes ne savent pas qu'ils viennent d'introduire le loup dans la bergerie. En aout 1903, pour se faire les griffes, Darien, dans son premier article, prédit l'échec du congrès: "Je ne crois pas aux Congrès(...). On discute, on ravaude des truismes, on émet des voeux, on exprime des souhaits, on vote des résolutions. Moulins à prières."
En décembre, un second article définit la position de Darien: "Qu'est-ce que le Peuple? C'est cette partie de l'espèce humaine qui n'est pas libre, pourrait l'être, et ne veut pas l'être; qui vit opprimée, avec des douleurs imbéciles; ou en opprimant avec des joies idiotes; et toujours respectueuse des conventions sociales. C'est la presque totalité des Pauvres, et la presque totalité des Riches. C'est le troupeau des moutons et c'est le troupeau des bergers. (...)Au delà du peuple, il y a les Individus, les Hors-Peuple. (...) La haine de l'Individu pour le Peuple devrait être entière, constante." Pour Darien, la haine est la plus grande et la plus généreuse des passions, celle qui donne la force et le courage de se révolter, d'être libre, de passer du statut d'esclave à celui d'individu. L'individualisme constitue pour Darien le seul espoir de changer le monde: "L'Individualisme écrase les superstitions, , les inerties, les mensonges, et s'il y a du peuple sous ces vilaines choses-là, tant pis pour le peuple.".

En juin 1904, Darien se rend à Amsterdam où il rejoint la délégation française au congrès antimilitariste. Lâché au milieu des pacifistes, il crée la sensation. Francis Jourdain, dans Sans remords, ni rancune, raconte: "Darien mit le comble au désordre et à la stupéfaction en affirmant impétueusement que, seule, la guerre pouvait tuer le militarisme exécré, que notre devoir était donc de déclencher au plus tôt un conflit. (...) Monté sur une chaise, il crachait à la face des moutons son mépris de leurs bêlements."
L'Ennemi du Peuple continue de résonner des échos des colères de Darien. Tout le monde y passe: les bourgeois et les révolutionnaires, les francs-maçons et les jésuites, les radicaux et les socialistes. Tolstoï qui appelle à vivre en paix selon les préceptes de l'Evangile, représente pour Darien "l'incarnation de la Sottise, de la Lâcheté et de l'Hypocrisie." Les relations avec les groupes anarchistes se tendent de plus en plus. Les lecteurs pacifistes de L'Ennemi du Peuple: tiquent quand ils lisent sous la plume de Darien "Il faut tuer. Il faut rendre le mal pour le mal; et le rendre avec usure. C'est le seul moyen de supprimer les malfaiteurs. Si on veut qu'une chose cesse d'exister, il faut la détruire. Et si les hommes veulent défendre cette chose-là, il faut tuer ces hommes-là."
Une polémique brutale éclate lorsque le libertaire Malato, qui a connu Darien à Londres, outré par les attaques contre la franc-maçonnerie, dont il fait partie, le traite d'ordure, d'immondice, de pédéraste et lui reproche de fréquenter des bandits et des mouchards. "Quand on pose le pied sur un fumier, répond Darien, on peut s'attendre à des éclaboussures. Sous les détritus et la paille pourrie se trouve toujours quelque charogne gonflée de pestilence que le poids de la botte fait crever et le pus jaillit, fétide... J'ai mis le pied sur le fumier: la franc-maçonnerie; et j'ai fait éclater la charogne: Malato..." Janvion, le directeur de L'Ennemi du Peuple, préfère, le 1er décembre 1904, saborder son journal plutôt que de laisser la polémique s'envenimer encore plus.

En 1904, renonçant à démarcher les éditeurs français, Darien publie chez Everett, à Londres, Gottlieb Krumm, Made in England, roman écrit directement en Anglais. Gottlieb Krumm, escroc au long-cours, écumeur des terres, démontre par l'absurde qu'en Angleterre, "pays du libre-échange, et lorsque l'échange est libre rien que l'échange ne l'est", on ne peut s'enrichir qu'en volant et que nul ne s'intègre mieux au système que le voleur qui l'exploite.

L'année suivante, Darien parvient enfin à faire accepter L'Epaulette en France. Ce roman, un des meilleurs de ceux consacrés à l'armée, retrace la carrière brillante d'un héros de la guerre de 1870, le colonel Maubart, figure chérie de la Troisième République, en fait une franche crapule, un menteur arriviste et cynique. L'irrésistible ascension du colonel, racontée par son digne fils, le capitaine Maubart, permet à Darien de dresser le constat de la médiocrité de la caste militaire et de la connivence crapuleuse qui lie l'armée et la République. Fort bien documenté, le roman de Darien passe en revue trente ans de petits et grands scandales, depuis l'affaire Boulanger jusqu'au massacre de Fourmies, d'affairisme et de canaillerie politique. Les hommes politiques, s'indigne Darien, n'ont rien d'autre à prêcher au peuple que la résignation: "Vous avez faim? Soyez modérés. Votre femme grelotte sous des haillons? Soyez modérés. Vos enfants, rongés de maladie, n'ont ni remèdes, ni nourriture? Soyez modérés.  La misère vous étrangle et vous dépèce? Soyez modérés. Vous crevez? Modérez-vous. Ne crevez, mon ami, qu'avec la plus extrême modération.

Une fois de plus la critique passe le livre par profits et pertes. Ce nouvel échec met pratiquement le terme au grand projet de Darien: "Lorsque j'ai écrit Le Voleur, j'avais fait un plan d'une série de romans dont je voulais faire une sorte de nouvelle comédie humaine. Le premier était Le Voleur, le second L'Epaulette, le troisième Le Marchand de viande (les femmes), le quatrième La Maison du mouchard (inutile de vous donner la suite). Les mêmes personnages reviennent (mêlés à d'autres) dans tous ces romans." Ni Le Marchand de viande, ni La Maison du mouchard ne dépasseront l'état de projet.

En 1905, Darien rentre enfin en France. Personne ne l'y attend. Il a 43 ans et ne se fait plus d'illusions: "J'ai voulu vivre à ma guise, et je n'y ai pas réussi souvent. J'ai fait beaucoup de mal à mes semblables, comme les autres; et même un peu de bien comme les autres; le tout sans grande raison et parfois malgré moi, comme les autres.". 

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - Jan.00 -Fév.02)

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