LES EXCENTRIQUES
GEORGES DARIEN - INTRO ET SOMMAIRE
 
Georges Darien
Bas les Coeurs
   

 

BAS LES COEURS

"C'est une chose laide, un vaincu."

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Dans Les Pharisiens, Georges Darien donne de lui-même ce portrait sans complaisance:  "C'était une sorte de barbare intolérant et immiséricordieux. Il avait été très malheureux déjà, à différents titres. Et de la compulsion de ses souvenirs douloureux, il était entré en lui une grande haine des tortionnaires et un grand dégoût des torturés. De sorte qu'il lui arrivait de souhaiter ardemment le bonheur des misérables, tout en restant convaincu le plus souvent que la seule chose méritée qu'il pût leur advenir était d'être, de temps en temps, massacrés en masse (...) Mais, au fond, il ne tenait réellement à rien. D'ordinaire il n'était même pas misanthrope, il s'en foutait.

Georges Hippolyte Adrien naît à Paris, rue du Bac, le 6 avril 1862, dans une famille d'origine protestante. Son père tient un magasin de "nouveautés". Pendant la Commune de Paris, il se réfugie avec sa famille à Versailles. Georges perd très tôt sa mère et se trouve en butte aux persécutions d'une belle-mère qui entend le convertir au catholicisme. Pour fuir une famille qui ne l'aime pas et à qui il le rend bien, Darien s'engage, le 16 mars 1881, dans le deuxième escadron du Train. 
Mais il n'est pas taillé pour supporter les bassesses et les mesquineries de la vie militaire. Le 23 juin 1883, un tribunal militaire le condamne à être muté dans la 1ère compagnie de pionniers de discipline en Tunisie. 
Darien se plie au régime honteux et inhumain imposé par les "chaouchs" corses. Mais il note tout ce qu'il voit et tout ce qu'il subit. Le 16 mars 1886 il est libéré après cinq ans de service militaire dont trente-trois mois de travaux forcés. De retour à Paris, il rompt définitivement avec sa famille. Seul et sans amis, il commence à fréquenter les milieux littéraires. 
Son passage aux bataillons d'Afrique, à "Biribi", marque Darien pour la vie. Les mauvais traitements supportés et le spectacle de la misère et de l'avilissement de ses camarades réprouvés en ont fait un homme dur, révolté, sans pitié ni pour les bourreaux, ni pour les victimes dont la résignation l'écoeure: "A quoi ça leur sert-il d'avoir souffert? Des animaux alors? Pas même. Des bêtes sans rancune."

Darien Soldat 
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Darien Soldat
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Ayant loué une chambre sous les toits, rue de l'Odéon, Darien jette sur le papier le récit des épreuves subies en Tunisie. En 1888,l'éditeur Savine accepte d'abord de publier le manuscrit, malgré la crudité des descriptions, puis se ravise, de peur d'encourir la foudre du ministére de la Guerre. D'autres maisons d'édition, contactées par Darien, refusent Biribi au prétexte que "Aujourd'hui le public ne demande que du scandale mais du scandale qui ne soit pas du scandale."
En attendant, Darien rédige en 26 jours un roman, Bas les Coeurs! que Slavine juge, à tort, moins polémique que Biribi et publie le 28 décembre 1889.
Bas les Coeurs! prend pour cadre la guerre de 1870 et la répression de la Commune. Il décrit comment  de mensonges en trahisons, de petites canailleries en grandes saloperies, la bourgeoisie traverse guerre et révolution, le coeur à l'aise et les pieds au sec. Fils d'une famille de bourgeois versaillais, le jeune héros de Darien découvre la lâcheté, l'hypocrisie et le caractère "décemment sordide" des siens:  "Sous l'influence du milieu dans lequel je vis, je sens ma conscience s'endormir, mon esprit se paralyser; je veux en sortir, en sortir à tout prix de ce milieu que je hais.

Darien vitupère la guerre et le patriotisme d'où qu'il vienne. Il renvoie dos-à-dos la droite et la gauche, Thiers "le vieil assassin, l'homme qui a toujours fait litière de la justice et du droit" mais aussi Gambetta dont le "patriotisme extra" n'a su "aboutir qu'à une chute plus irrémédiable, après des tueries inutiles, des boucheries idiotes, des carnages imbéciles".
Pour lui, "on n'a qu'à désosser Saint-Just pour avoir Prud'homme".Dans son désespoir pacifiste, il annonce des lendemains sanglants: "Tout le monde soldat... Tu verras ça... Plus de peuples: des armées. Plus d'humanité; du patriotisme. Plus de progrès; des drapeaux. Plus de liberté, d'égalité, de fraternité: des coups de fusil... Ah! saleté humaine! Ah! bêtise! Ah! cochonnerie!"
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Quand le roman est réédité en 1958, Pascal Pia en profite pour tracer un parallèle intéressant entre Darien et Rimbaud : "Je voudrais noter au passage ce que Darien fait dire au père Merlin, son vieil anarchiste, du prurit patriotique de la bourgeoisie au mois d'août 1870 : "Les annonces mensongères de victoires, les enthousiasmes, les énervements, les défaillances, les chaises qu'on brise à la Bourse, La Marseillaise qu'on fait chanter à Capoul, c'est du patriotisme, tout ça? C'est du patriotisme bourgeois, le patriotisme de l'épicier et celui du journaliste." Ces lignes sont de 1889, mais on en trouverait qui expriment à peu près le même sentiment, dans une lettre d'un poète de seize ans, la lettre que, de Charleville, le jeune Rimbaud adressait le 25 août 1870 à son ami le professeur Izambard : "C'est effrayant, les épiciers retraités qui revêtent l'uniforme! C'est épatant comme ça a du chien, les notaires, les vitriers, les percepteurs, les menuisiers, et tous les ventres qui, chassepot au coeur, font du patrouillotisme aux portes de Mézières..." Patrouillotisme, patriotisme d'épicier : le poète du Bateau Ivre et le romancier libéré de Biribi se seraient peut-être entendus si le sort les avait rapprochés. Ils avaient au moins en commun un certain nombre de dégoûts." (Feuilletons Littéraires).
Le Voleur est condamné par la critique bien-pensante mais salué par des personnalités aussi opposées que le royaliste Charles Maurras et Séverine, la disciple de Jules Vallés.

Darien continue de travailler, publiant en janvier 1890 Florentine, une nouvelle, dans la Nouvelle revue indépendante, et révisant le manuscrit de Biribi que Slatine accepte enfin de mettre sous presse en avril 1890. Biribi, discipline militaire dresse un tableau terrible des compagnies de pionniers de discipline: "La Belle Grêlée, pauvre diable presque inconscient, misérable alcoolique que tue la privation d'alcool et qui se vend pour une goutte d'eau-de-vie ou d'absinthe. C'est l'infirmier de la compagnie qui a fait sa conquête, en lui fournissant de l'alcool camphré - dont il extrayait le camphre tant bien que mal." Darien n'a rien oublié des épreuves qu'il a subies, rien pardonné: "Il ne faut plus craindre de haïr. Il ne faut plus rougir d'être fanatique. Je leur dois du mal. Ils ont failli me perdre." L'armée, Darien en parle d'expérience et son verdict est sans appel: "Je pense à cette armée que je vais quitter. Je l'envisage froidement, laissant de côté toutes mes haines. C'est une chose mauvaise, c'est une institution malsaine(...) L'armée, c'est le réceptacle de toutes les mauvaises passions, la sentine de tous les vice (...) L'armée, c'est le cancer social." 

Les hésitations de Slavine font que le roman sort au milieu du scandale provoqué par le Sous-Offs de Descaves. Ce dernier a été traîné devant les tribunaux par le ministére de la Guerre qui l'accuse "d'injurier notre armée, cracher sur notre drapeau et dire que nos soldats, vos fils, portent un gros numéro sur leur shako." Le ministre a perdu son procès et retenu la leçon. On n'attaquera pas Darien pour ne pas lui faire de publicité.
Abel Hermant, auteur du très antimilitariste Cavalier Miserey, se désole: "Par quelle déveine, à la rouge ou noire du scandale et de la réclame, tels bouquins faits d'un ramas d'anecdotes mal vérifiées, atteignent-ils sans peine leur soixante-dixième édition, alors que celui-ci, l'un des plus cruels documents que je connaisse, va passer inaperçu?".
Biribi, cependant, ne passe pas totalement inaperçu. Il ne connait que cinq éditions mais c'est déjà trop. Préférant éviter le scandale, dans un exemple classique d'hypocrisie politique, le gouvernement de la République supprime officiellement, les compagnies de pionniers de discipline, pour les rétablir aussitôt sous le nom de bataillons disciplinaires.  L'opposition socialiste feint d'être dupe et se déclare satisfaite. Tout rentre dans l'ordre. Le ministre de la Guerre fait interdire les affiches annonçant le lancement de l'édition populaire de Biribi, édition que Slavine envoie directement au pilon.
Darien n'en continue pas moins d'asticoter l'Armée. Il publie Les Vrais Sous-Offs pamphlet où il feint de défendre la patrie et l'ordre contre "l'invention malade du malsain pamphlétaire" Descaves et qu'il dédie "Aux glorieux mutilés dont les membres jonchent les pages de notre histoire." Sagement les vrais gardiens de l'ordre et de la patrie préfèrent ne pas répondre.
Darien unit alors ses forces avec celles de Descaves pour adapter au théâtre un épisode de Bas les Coeurs!. La pièce, intitulée Les Chapons, est jouée au Théâtre Libre d'Antoine en juin. Darien y étrille "les bourgeois aveulis par le bien-être matériel, aux idées étroites et terre à terre", et les jettent "tout vifs sur la scène, parlant, gesticulant, grotesques, funèbres et méchants."
Cette fois-ci, le scandale est au rendez-vous. On se bat dans la salle et devant le théâtre. La critique s'étrangle de rage: "C'est une honte, une nouvelle honte! (...) S'il est une satisfaction pour un écrivain, c'est de pouvoir prendre son encrier et de le jeter au visage des mauvais Français qui calomnient la patrie aux yeux de l'ennemi." Francisque Sarcey tance Darien: "Les Chapons, c'est de l'immonde sans excuse.". Darien lui rendra le compliment en lui dédiant, à lui le partisan de Thiers et des Versaillais, une pièce célébrant la Commune: L'Ami de l'Ordre.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - oct.99 - Ja.00 - Fév-02)

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