LES EXCENTRIQUES
ARTHUR CRAVAN - INTRO ET SOMMAIRE
Arthur Cravan
Voyage
Berlin

FABIAN LLOYD
VOYAGE
PEINTURE
MAINTENANT
POESIE
BOXE
AMOUR
GUERRE
CALACA
VIVANT

 

BERLIN

"Le voyou naissait en moi."

En 1905, Arthur Cravan a dix huit ans. Il achève à Birmingham des études qui ne l'intéressent plus depuis longtemps. Un de ses professeurs le voyant lire de la poésie l'a réprimandé: "Vous feriez bien mieux d'apprendre la sténographie au lieu de lire les poètes."

Le jeune homme se moque de la sténo; il s'efforce d'apprendre à écrire: "Je veux créer de nouvelles images et ne pas copier servilement ou même changer légèrement les brillantes pensées de certains auteurs. Je préfère le style terre-à-terre. (...) Je deviens plus bref. Je ne lis que les classiques depuis mon retour ici. J'ai même la prétention d'être harmonieux." (Lettre à Nellie Lloyd).

C'est donc sans regret qu'à la fin de l'été, il quitte l'Angleterre pour l'Allemagne. Des amis lui ont trouvé un travail à Berlin dans une usine de produits sucriers, la Siemens Zuchertswerke.

Quelle fonction remplit Cravan? On ne le sait pas. Peut-être est-il employé comme chauffeur car on le retrouve chargé de ramener une des voitures du Kaiser qui vient d'être révisée dans un des ateliers Siemens. Il pénètre dans la cour du palais royal au volant de la luxueuse limousine et se fait rendre les honneurs par la garde qui pense saluer Guillaume II lui-même.

Quelle que soit l'authenticité de l'anecdote, le Kaiser a eu beaucoup de chance de récupérer sa voiture intacte, car Cravan ne doit d'avoir le permis de conduire qu'à l'intervention de son patron. Un jour qu'il conduit celui-ci, il flanque la voiture dans un fossé. Les deux hommes s'extraient du véhicule renversé. L'homme d'affaires s'emporte. Cravan hausse ses larges épaules: "Débrouillez-vous pour la remettre vous-même sur ses roues." Les mains dans les poches, il s'en retourne à Berlin.

Là, sa dégaine d'archange démesuré lui vaut les faveurs des demoiselles de petite vertu. Trouvant moins fatiguant, et plus économique, de se gagner une fille pour une nuit que de travailler pour se payer une chambre d'hôtel, il tente sa chance, la demi heure tarifée écoulée, refuse de se lever et réquisitionne le lit jusqu'au matin. Il se trouve parfois un videur intrépide ou un maquereau gigantesque pour oser affronter les deux mètres de Cravan qui, "totalement indifférent à ses capacités combatives - qu'il n'utilisait que pour donner libre cours à son dynamisme" (Mina Loy, "Colossus"), laisse mollement retomber ses épaules et cède sa place au client suivant.

Il lui arrive, lorsque la fille ne veut rien entendre, de faire main basse sur son sac en quittant la chambre. Il l'offre alors à une autre de ses conquêtes. Les filles l'aiment bien; il est si gentil, en fin de compte. Il descend Unter Den Linden, portant deux mignonnes putains sur chacune de ses épaules, "formidable, ivre d'adolescence, le visage rayonnant à travers les dentelles, les paillettes étincelantes de leurs jupes" (Mina Loy, "Colossus"). La foule le suit, l'acclame.

Loin de Lausanne et des paysages suisses qu'il déteste tant, Cravan mène la belle vie entre les bordels de l'Alexander Platz et les boîtes de nuit du Kurfürstendam, "sablant le champagne, fumant le cigare en galante et nombreuse et décadente compagnie de drogués et d'homosexuels, tout cela par blague, bien sûr!" (Blaise Cendrars, "La tour Eiffel sidérale").

Tout cela n'a qu'un temps. Les frasques du géant viennent aux oreilles des autorités. Convoqué au quartier général de la police berlinoise, Cravan s'entend notifier son acte d'expulsion. Comme il en demande la cause, le policier lui répond: "Berlin ist kein cirkus. Sie sind zu auffalend."

Berlin n'est pas un cirque et Arthur Cravan est trop voyant.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - octobre 1998)

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