LES EXCENTRIQUES
ARTHUR CRAVAN - INTRO ET SOMMAIRE
Arthur Cravan
Peinture
Critique

FABIAN LLOYD
VOYAGE
PEINTURE
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GUERRE
CALACA
VIVANT

 

CRAVAN CRITIQUE BRUTAL

"Pénétrons dans l'exposition, comme dirait un critique bon enfant. (Moi, je suis une vache.)"

Le quatrième numéro de la revue "Maintenant", "numéro spécial", est tout entier consacré à une attaque en règle contre l'Exposition des Indépendants de 1914.

D'entrée de jeu, Cravan annonce la couleur: il méprise la peinture et s'il rend compte de cette exposition, c'est "pour faire parler de moi et tenter de me faire un nom." Il vise donc d'abord le scandale.

Et puis il ne peut résister au plaisir de dire leur fait aux "sales gueules d'artistes" qui se pressent sous les tentes où on expose les oeuvres. Après avoir proclamé préférer la photographie à la peinture, Cravan oppose à la faune des artistes parisiens, peintres et écrivains confondus dans la même aversion, avec leurs corps rabougris, leurs mines pâles, les "jeunes Américains d'un mètre quatre-vingt dix, heureux dans leurs épaules, qui savent boxer et qui viennent des pays arrosés par le Mississippi, où nagent les Nègres avec des mufles d'hippopotames; des contrées où les belles filles aux fesses dures montent à cheval...".

Il va sans dire que la vie est du côté des garçons heureux dans leurs épaules et des filles aux fesses dures, la modernité du côté de New York et de ses gratte-ciel, et non du côté des artistes, des intellectuels, des cérébraux. Ceux-ci ont le tort immense de préférer l'intelligence et de mépriser le corps, alors que, selon Cravan, "le génie n'est qu'une manifestation extravagante du corps" et donc il "ne trouve un être intelligent seulement lorsque son intelligence à un tempérament."

Le ton et le langage sont incroyablement féroces. Suzanne Valadon est traitée de "vieille salope". Les plus chanceux sont exécutés en deux mots: "Malevitch, du chiqué. Alfred Hagin, triste, triste. Peské, t'es moche. (...) Deltombe, quel con! Aurora Folquer, et ta soeur?" Robert Delaunay, lui, a droit à plusieurs pages d'où il ressort tout à fait amoché: "Au physique, c'est un fromage mou: il court avec peine et Robert a quelque peine à lancer un caillou à trente mètres." Quant à Marie Laurencin, "en voilà une qui aurait besoin qu'on lui relève les jupes et qu'on lui mette une grosse... quelque part."

Jean-Emile Laboureur, qui expose un tableau intitulé "Le Café du commerce", est mieux traité : "Ses toiles, bien qu'encore sales, ont quelque vie, surtout celle qui montre un café avec des joueurs de billard; mais le plaisir qu'on a de la regarder n'est pas immense parce qu'elle n'est pas assez différente." La critique officielle, en la personne d'André Salmon n'y voit, elle, nulle vie et accuse Laboureur de copier précisément Marie Laurencin : "C'est le même soin d'une morale des lignes, mais combien anémiée!".

Maria Lluisa Borras (in "Cravan, une stratégie du scandale") cite comme prédécesseur de Cravan dans cet exercice de démolition, Félix Fénéon qui en 1893 exerça sa verve aux dépens des "Artisses Indépendants" dans un numéro du journal anarchiste "Le Père Peinard". Or Fénéon est précisément un ami de Cravan et de Kees Van Dongen, le seul peintre que Cravan admire ("Quand je cause avec lui et que je le regarde, je me figure toujours que ses cellules sont pleines de couleur, que sa barbe elle-même et ses cheveux charrient du vert, du jaune, du rouge ou du bleu dans leurs canaux.")

Mais on aurait tort de prendre Cravan au mot et de voir dans les jugements à l'emporte-pièce du poète-pugiliste un simple exercice dans l'art de la provocation. Cravan défend aussi ses propres conceptions esthétiques.

S'il déclare préférer "les excentricités d'un esprit même banal aux oeuvres plates d'un imbécile bourgeois" et s'il n'est pas tendre pour les "pompiers des Beaux-Arts" et pour les impressionnistes, Cravan va plus loin, dépasse les querelles d'écoles, de chapelles pour faire de la peinture une critique radicale. Aux cubistes et aux futuristes il reproche de faire du chiqué, de peindre en artistes roublards et non en brutes, en innocents: "Il faudrait un génie aux cubistes pour peindre sans truquages et sans procédés". Il ne leur trouve pas plus de sincérité qu'aux peintres officiels: "On sent comme devant toutes les toiles cubistes qu'il devrait y avoir quelque chose, mais quoi? La beauté, bougre d'idiot!"

La beauté, tout est là. Derrière les trucs, les procédés, les recettes et les "petites discussions sur l'esthétique dans les cafés" se dissimule l'impuissance de l'art pictural à rendre la vie: "Le futurisme (...) aura le même défaut que l'école impressionniste: la sensibilité unique de l'oeil. On dirait que c'est une mouche, et une mouche frivole qui voit la nature et non pas une mouche qui s'enivre de la merde, car ce qui est odeur ou son est toujours absent avec tout ce qui semble impossible à mettre en peinture et qui est justement tout."

Les artistes ne peuvent voir la beauté précisément parce qu'ils dissocient l'esprit du corps. Cravan est formel: "Tout d'abord, je trouve que la première condition pour un artiste est de savoir nager. Je sens également que l'art, à l'état mystérieux de la forme chez un lutteur, a plutôt son siège dans le ventre que dans le cerveau, et c'est pourquoi je m'exaspère lorsque je suis devant une toile et que je vois, quand j'évoque l'homme, se dresser seulement une tête. Où sont les jambes, la rate et le foie?"

Personne ne sera donc surpris que Cravan réserve ses attaques les plus violentes aux défenseurs de l'Art pour l'Art, qui croient la peinture supérieure à la nature, et notamment aux artistes russes. "Je ne peux avoir que du dégoût, écrit-il, pour la peinture d'un Chagall ou Chacal, qui vous montrera un homme versant du pétrole dans le trou du cul d'une vache, quand la véritable folie elle-même ne peut me plaire parce qu'elle met uniquement en évidence un cerveau alors que le génie n'est qu'une manifestation extravagante du corps."

Ce que veut Cravan, c'est "de la peinture qui serait simplement voyou", une approche directe, immédiate, innocente de la vie et de la beauté, l'approche qu'aurait un enfant ou un boxeur, une approche qui ressemble à la grâce et n'a rien à voir avec l'intelligence.

Alors que les artistes oublient le triste enseignement des académies et qu'ils lui préfèrent celui du critique brutal: "Allez courir dans les champs, traverser les plaines à fond de train comme un cheval, sautez à la corde et, quand vous aurez six ans, vous ne saurez plus rien et vous verrez des choses insensées."

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - octobre 1998 - novembre 2001)

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