LES EXCENTRIQUES
ARTHUR CRAVAN - INTRO ET SOMMAIRE
Arthur Cravan
Maintenant
André Gide

 


FABIAN LLOYD
VOYAGE
PEINTURE
MAINTENANT
POESIE
BOXE
AMOUR
GUERRE
CALACA
VIVANT
Oscar Wilde meurt en 1900. L'année suivante, Gide écrit ; "Il faut bien le reconnaître : Oscar Wilde n'est pas un grand écrivain.". En juillet 1913, dans le deuxième numéro de Maintenant, Arthur Cravan vole au secours de son oncle. Le portrait charge qu'il dresse de Gide n'épargne ni l'homme, ni l'écrivain. Cravan prend plaisir à bousculer une figure du monde des lettres. Le scandale n'est pas pour lui déplaire. Mais surtout, le Gide qu'il décrit représente l'exact opposé d'Oscar Wilde. Wilde était généreux? Gide est d'une avarice sordide. Wilde ne calculait pas? Gide est prudent. Wilde était "une grosse bête"? Gide est un petit bourgeois. Wilde "avait l'air d'un éléphant?" Gide est un freluquet. Wilde était un poète? Gide n'est qu'un artiste, une "sale gueule d'artiste".
Ce texte sera retenu par André Breton pour son Anthologie de l'humour noir. La visite de Cravan inspira à Gide le personnage du Lafcadio des Caves du Vatican. C'est du moins ce qu'écrit Jean Cocteau dans Journal d'un Inconnu : "Cravan était un colosse mou. Il me visitait, s'étendait, s'étalait, les pieds plus hauts que la tête. Il m'avait confié les pages où il raconte une visite de Gide dans sa mansarde, visite fort analogue à celle de Julius de Baraglioul. Mais de ces pages et de cette visite, Gide, selon sa coutume a tiré profit."

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - juin 2000 + juin 2001)

 

ANDRE GIDE

Comme je rêvais fèbrilement, après une longue période de la pire des paresses, à devenir très riche (mon Dieu! comme j'y rêvais souvent!) ; comme j'en étais au chapitre des éternels projets, et que je m'échauffais progressivement à la pensée d'atteindre malhonnêtement à la fortune, et d'une manière inattendue, par la poésie - j'ai toujours essayé de considérer l'art comme un moyen et non comme un but - je me dis gaiement : "Je devrais aller voir Gide, il est millionnaire. Non, quelle rigolade, je vais rouler ce vieux littérateur!"
Tout aussitôt - ne suffit-il pas de s'exciter? - je m'octroyais un don de réussite prodigieux. J'écrivais un mot à Gide, me recommandant de ma parenté avec Oscar Wilde ; Gide me recevait. Je lui étais un étonnement avec ma taille, mes épaules, ma beauté, mes excentricités, mes mots. Gide raffolait de moi, je l'avais pour agréable. Déjà nous filions vers l'Algérie - il refaisait le voyage de Biskra et j'allais l'entraîner jusqu'aux côtes des Somalis. J'avais vite une tête dorée, car j'ai toujours eu un peu honte d'être blanc. Et Gide payait les coupés de première classe, les nobles montures, les palaces, les amours. Je donnais enfin une substance à quelques-unes de mes milliers d'âmes. Gide payait, payait toujours ; et j'ose espérer qu'il ne m'attaquera point en dommages et intérêts si je lui fais l'aveu que dans les dévergondages malsains de ma galopante imagination il avait vendu jusqu'à sa solide ferme de Normandie pour satisfaire à mes derniers caprices d'enfant moderne.
On dira peut-être de moi que j'ai des moeurs d'androgide. Le dira-t-on?
Au reste, j'ai si peu réussi dans mes petits projets d'exploitation que je vais me venger. J'ajouterai, afin de ne pas alarmer inconsidérément nos lecteurs de province, que je pris surtout en grippe M. Gide le jour où, comme je le fais entendre plus haut, je me rendis compte que je ne tirerais jamais dix centimes de lui, et que, d'autre part, cette jaquette râpée se permit d'éreinter, pour des raisons d'excellence, le chééubin nu qui a nom Théophile Gautier.
J'allai donc voir M. Gide. Il me revient qu'à cette époque je n'avais pas d'habit, et je suis encore à le regretter, car il m'aurait été facile de l'éblouir. Comme j'arrivais près de sa villa, je me récitai les phrases sensationnelles que je devais placer au cours de la conversation. Un instant plus tard je sonnais. Une bonne vint m'ouvrir (M. Gide n'a pas de laquais). L'on me fit monter au premier et l'on me pria d'attendre dans une sorte de petite cellule qu'assurait un corridor tournant à angle droit. En passant, je jetai un oeil curieux dans différentes pièces, cherchant à prendre par avance quelques renseignements sur les chambres d'amis. Maintenant, j'étais assis dans mon petit coin. Des vitraux, que je trouvais toc, laissaient tomber le jour sur un écritoire où s'ouvraient des feuillet fraîchement mouillés d'encre. Naturellement, je ne me fis pas faute de commettre la petite indiscrétion que vous devinez. C'est ainsi que je puis vous apprendre que M. Gide châtie terriblement sa pensée et qu'il ne doit guère livrer aux typographes que le quatrième jet.
La bonne vint me reprendre pour me conduire au rez-de-chaussée. Au moment d'entrer dans le salon, de turbulents roquets jetèrent quelques aboiements. Cela allait-il manquer de distinction? Mais M. GIde allait venir. J'eus pourtant tout le loisir de regarder autour de moi. Des meubles modernes et peu heureux dans une pièce spacieuse ; pas de tableaux, des murs nus (une simple intention ou une intention un peu simple) et surtout une minutie très protestante dans l'ordre et la propreté. J'eus même, un instant, une sueur assez désagréable à la pensée que j'avais peut-être saligoté le tapis. J'aurais probablement poussé la curiosité un peu plus loin, ou j'aurais même cédé à l'exquise tentation de mettre quelque menu bibelot dans ma poche, si j'avais pu me défendre de la sensation très nette que M. GIde se documentait par quelque petit trou secret de la tapisserie. Si je m'abusais, je prie M. Gide de bien vouloir accepter les excuses publiques et immédiates que je dois à sa dignité.
Enfin l'homme parut. (Ce qui me frappa le plus depuis cette minute, c'est qu'il ne m'offrit absolument rien, si ce n'est une chaise, alors que sur les quatre heures de l'après-midi une tasse de thé, si l'on prise l'économie, ou mieux encore quelques liqueurs et le tabac d'Orient passent avec raison, dans la société européenne, pour donner cette disposition indispensable qui lui permet d'être parfois étourdissante.)
"Monsieur Gide, commençai-je, je me suis permis de venir à vous, et cependant je crois devoir vous déclarer tout de go que je préfère de beaucoup, par exemple, la boxe à la littérature. - La littérature est pourtant le seul point sur lequel nous puissions nous rencontrer", me répondit assez sèchement mon interlocuteur.
Je pensais : ce grand vivant!
Nous parlâmes donc littérature, et comme il allait me poser cette question qui devait lui être particuliérement chère : "Qu'avez-vous lu de moi?", j'articulai sans sourciller, en logeant le plus de fidélité possible dans mon regard : "J'ai peur de vous lire." J'imagine que M. Gide dut singulièrement sourciller.
J'arrivais alors petit à petit à placer mes fameuses phrases, que tout à l'heure je me récitais encore, pensant que le romancier me saurait gré de pouvoir après l'oncle utiliser le neveu. Je jetai d'abord négligemment : "La Bible est le plus grand succés de librairie." Un moment plus tard, comme il montrait assez de bonté pour s'intéresser à mes parents : "Ma mère et moi, dis-je assez drôlement, nous ne sommes pas nés pour nous comprendre."
La littérature revenant sur le tapis, j'en profitai pour dire du mal d'au moins deux cents auteurs vivants, des écrivains juifs, et de Charles-Henri Hirsch en particulier, et d'ajouter : "Heine est le christ des écrivains juifs modernes." Je jetais de temps à autre de discrets et malicieux coups d'oeil à mon hôte, qui me récompensait de rires étouffés, mais qui, je dois bien le dire, restait très loin derrière moi, se contentant, semblait-il, d'enregistrer parce qu'il n'avait probablement rien préparé.
A un moment donné, interrompant une conversation philosophique, m'étudiant à ressembler œ un bouddha qui aurait descellé une fois pour dix mille ans ses lèvres : "La grande Rigolade est dans l'Absolu.", murmurai-je. Sur le point de me retirer, d'un ton très fatigué et très vieux, je priai : "Monsieur Gide, où en sommes-nous avec le temps?" Apprenant qu'il était six heures moins un quart, je me levai, serrai affectueusement la main de l'artiste et partis en emportant dans ma tête le portrait d'un de nos plus notoires contemporains, portrait que je vais esquisser ici, si mes chers lecteurs veulent bien m'accorder encore un instant de leur bienveillante attention.
M. Gide n'a pas l'air d'un enfant d'amour, ni d'un éléphant, ni de plusieurs hommes : il a l'air d'un artiste ; et je lui ferai ce seul compliment, au reste désagréable, que sa petite pluralité provient de ce fait qu'il pourrait très aisément être pris pour un cabotin. Son ossature n'a rien de remarquable ; ses mains sont celles d'un fainéant, très blanches, ma foi! Dans l'ensemble, c'est une toute petite nature. M. Gide doit peser dans les cinquante-cinq kilos et mesurer un mètre soixante-cinq environ. Sa marche trahit un prosateur qui ne pourra jamais faire un vers. Avec ça, l'artiste montre un visage maladif, d'où se détachent, vers les tempes, de petites feuilles de peau plus grandes que des pellicules, inconvénient dont le peuple donne une explication en disant vulgairement de quelqu'un : "Il pèle."
Et pourtant l'artiste n'a point les nobles ravages du prodigue qui dilapide et sa fortune et sa santé. Non, cent fois non ; l'artiste semble prouver au contraire qu'il se soigne méticuleusement, qu'il est hygiénique et qu'il s'éloigne d'un Verlaine qui portait sa syphilis comme une langueur, et je crois, à moins d'un démenti de sa part, ne pas trop m'aventurer en affirmant qu'il ne fréquente ni les filles ni les mauvais lieux ; et c'est bien encore à ces signes que nous sommes heureux de constater, comme nous aurions eu souvent l'occasin de le faire, qu'il est prudent.
Je ne vis M. Gide qu'une fois dans la rue : il sortait de chez moi : il n'avait que quelques pas à faire avant de tourner la rue, de disparaître à mes yeux ; et je le vis s'arrêter devant un bouquiniste : et pourtant il y avait un magasin d'instruments chirurgicaux et une confiserie...
Depuis M. Gide m'écrivit une fois*, et je ne le revis jamais.
J'ai montré l'homme, et maintenant j'eusse volontiers montré l'oeuvre si, sur ce seul point, je n'eusse pas eu besoin de me redire.
Arthur CRAVAN.

* La lettre autographe de M. Gide est à enlever à nos bureaux au prix de 0 F 15.
 

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