LES EXCENTRIQUES
ARTHUR CRAVAN - INTRO ET SOMMAIRE
Arthur Cravan
Guerre
Déserteur

 

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FABIAN LLOYD
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LE DESERTEUR

"On a beau dire et faire agir et puis penser
On est le prisonnier de ce monde insensé"

"A l'époque, j'avais une théorie que les petits gars de l'escouade prenaient pour une galéjade un peu forte. J'affirmais préférer un embusqué de l'arrière à un embusqué de l'avant (...) et j'ajoutais en outre que je préférais de beaucoup un déserteur à un embusqué de l'arrière, le déserteur à l'étranger étant en son genre un héros qui avait dit non! ce qui est viril et digne d'une grande âme et dénote du caractère." ("La tour Eiffel sidérale"). Ainsi commence le chapitre que Blaise Cendrars, qui a perdu un bras au combat, consacre à Cravan. Sous l'ironie, perce une vérité: Cravan est, en son genre, un héros qui a dit non.

D'origine anglaise, né en Suisse, Cravan a vécu en Allemagne et en France. Il ne se connaît pas de patrie. Qui plus est, la vieille Europe l'ennuie et il ne rêve que de retourner en Amérique. Les motifs qui poussent Russie et Autriche-Hongrie, France et Allemagne, à se sauter à la gorge, n'ont pour lui ni sens, ni intérêt. "J'aurais eu honte de me laisser embringuer par l'Europe - qu'elle meure, je n'ai pas le temps".

S'il dit non à la guerre, c'est bien sûr qu'il n'a aucune envie de se faire tuer ou mutiler. Ce qui semble plutôt raisonnable. Risquer sa carcasse de deux mètres sur le champ de bataille serait offrir aux Allemands une cible par trop facile; un véritable suicide. Or, contrairement aux états européens, Cravan n'a aucune pulsion suicidaire. Passer pour un lâche ne l'émeut guère. Il faut selon lui de l'héroïsme moral pour ne pas avoir peur du regard des autres, pour refuser de se conformer à l'attitude du plus grand nombre.

Cravan refuse d'écouter les grands discours exaltés, les appels à défendre la civilisation contre la barbarie boche. Il n'est pas dupe des mensonges de la propagande belliciste. Il n'est pas dupe en fait de l'homme: "Dès que j'ai commencé à parler, j'ai su que tout ce qu'on me dirait serait un mensonge."

La clairvoyance du poète pourrait faire envie à tous les généraux qui ne rêvent qu'assauts à la baïonnette, pantalons rouges et charges de cavalerie. Cravan a parfaitement perçu le lien entre la guerre et le progrès, la guerre et le machinisme, la guerre et le modernisme. Lui, l'ami des locomotives, devine que la guerre qui commence sera une guerre moderne, une guerre de blindages, d'acier, de machines, de mécaniciens, de fraiseurs, une guerre où même les wagons seront mobilisés. Devant Mina Loy, il tonitrue son refus de ce modernisme là: "On ne me fait pas marcher, moi! Je ne marche pas pour leur art moderne. Je ne marche pas pour la Grande Guerre!"

Cette même lucidité lui rend évidents les liens de la guerre et de l'argent: "La guerre m'inspirait (...) régiments; tambours; la musique; les milliards, les navires de cinquante millions, (...) les obus américains". La guerre, c'est de l'argent! Cravan devine qu'on ne mourra pas seulement pour l'Alsace-Lorraine mais aussi pour les usines Schneider ou Krupp. 14-18 représente, selon la formule de Drieu La Rochelle, "quatre ans de guerre et d'industrie lourde" au cours desquels la fabrique de mitrailleuses Hotchkiss, par exemple, voit son capital multiplié par quatre et peut servir à ses actionnaires un dividende qui passe de huit à cent francs.

Cravan a donc le courage de dire non. Un non définitif et radical. Il ne prendra aucune part à cette guerre qui n'est pas la sienne. Inutile de chercher dans son attitude la trace d'une quelconque idéologie.
   
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Il n'est pas comme ces socialistes qui montent au front parce que, disent-ils, "cette guerre tuera la guerre". Il ne se donne pas le ridicule comme les pacifistes de s'installer à Zurich pour "déclarer la guerre à la guerre". Il n'est pas non plus objecteur de conscience. "Mais je n'ai aucune objection à faire, rigole-t-il. Ils peuvent tous se faire tuer si ça leur chante - je m'en lave les mains - mais qu'ils ne s'attendent pas à ce que je leur emboîte le pas. Enfin quoi, si leur folie collective leur disait qu'ils doivent faire le sacrifice de leur vie pour moi, je ne me donnerais même pas la peine de les en dissuader."

Cravan considère simplement la guerre comme une manifestation de la bêtise humaine et La réaction de Cravan est simple, claire, nette: il déserte. Il déserte chaque fois qu'il en a l'occasion. Au hasard de ses passeports, au gré de la contagion guerrière, il déserte systématiquement. André Breton souligne cet extraordinaire talent: "Il avait réussi, je crois, à être déserteur à la fois de cinq ou six pays." (Lettre à R. Gaffé).

Il faut cependant reconnaître que Cravan déserte à tort et à travers. A force de jongler avec les nationalités, de se dire Canadien ici, Anglais là, Russe ailleurs, lui-même s'y perd. En France, il ne peut-être mobilisé puisque citoyen Anglais. Lorsque l'Angleterre établit la conscription, Cravan est déjà en Espagne. Pour plus de sécurité, il gagne l'Amérique neutre. Celle-ci entrant à son tour en guerre en 1917, l'Amérique du Sud lui semble le meilleur refuge.

Mais quitter les Etats Unis n'est pas si facile.
 
Le procédé épate Francis Picabia qui l'évoquera dans Jésus-Christ Rastaquouère en 1920. Opposant Cravan à Apollinaire (tous les deux sont morts et n'en peuvent mais), Picabia écrit : "J'aime mieux Arthur Cravan qui a fait le tour du monde pendant la guerre, perpétuellement obligé de changer de nationalité afin d'échapper à la bêtise humaine. Arthur Cravan s'est déguisé en soldat pour ne pas être soldat, il a fait comme tous nos amis qui se déguisent en honnête homme pour ne pas être honnête homme."
 
Cravan se déguise en soldat et gagne en stop la frontière du Canada. Il a simplement oublié que le Canada est un dominion anglais, donc en guerre lui aussi. Cravan doit se cacher. Pour passer inaperçu, il ne trouve rien de mieux que de s'habiller en femme! Ainsi attifé il arrive à Québec. Parvenu, Dieu sait comment jusqu'à Terre Neuve, il s'engage comme matelot à bord d'un bateau scandinave qui fait la pêche à la morue.

De retour à New York, Cravan part pour le Mexique. Paradoxalement, chaque fois qu'il croit fuir la mort qui le guetterait du côté de Verdun ou de la Somme, Cravan se rapproche en fait de l'embuscade qu'elle lui tend au Mexique.

Dans sa panique, un détail tout bête semble lui avoir totalement échappé: né à Lausanne, il est officiellement citoyen helvétique et donc n'a jamais, à aucun moment, couru le moindre risque d'être mobilisé.

Les dés sont pipés; personne ne sortira de ce monde vivant.

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - octobre 1998)

GUERRE

 

 

 
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