LES EXCENTRIQUES
ARTHUR CRAVAN - INTRO ET SOMMAIRE
 
Arthur Cravan
Amour
Dear Mina

 

MINA LOY (all rights reserved)
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FABIAN LLOYD
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DEAR MINA

"Dear Mina. Tu m'as dit que j'étais le seul homme qui t'ait donné l'impression d'un dieu. Viens, si tu veux goûter de l'ange. Je ne veux plus jamais pêcher."

Quand Cravan débarque à New York, le 13 janvier 1917, sa réputation de poète pugiliste l'y a précédé. La revue "The Soil" a publié, en décembre 1916, quatre de ses poèmes. En avril 1917, elle lui consacre tout un numéro, avec notamment des photos de son combat contre Jack Johnson à Barcelone.

De Lausanne, Nellie, flattée de la célébrité de son fils, se réjouit: ce serait bien le diable si en Amérique son grand garçon ne faisait pas (enfin!) un beau mariage: "Espérons qu'il attrapera bien une riche héritière pendant qu'il est désirable encore." (Lettre à Otho Lloyd).

A Greenwich Village, se forme une petite communauté d'artistes exilés, parmi lesquels les Picabia et Marcel Duchamp, qui participe à l'organisation de l'exposition des Indépendants, où Cravan fait une conférence scandaleuse, et gravite autour du salon de Walter Conrad Arensberg.

C'est là que pour la première fois Arthur Cravan rencontre celle qui deviendra sa femme. Mina Loy n'est pas la riche héritière tant désirée par Nellie mais une poétesse anglaise de renom, non conformiste et liée au milieu futuriste.

Elle arrive de Florence où elle a laissé ses deux enfants et est venue en Amérique parce que: "si l'on n'a pas vécu à New York, on n'a pas vécu dans le Monde Moderne." C'est une belle femme brune, de trente cinq ans, élégante et distinguée, "splendide et inaccessible" selon la formule de Julien Lévy, que la presse a sacrée prototype de la femme moderne. Intriguée par ce que ses amis lui ont dit de Cravan, Mina croit d'abord, au vu d'un portrait qu'il est homosexuel, donc dénué de tout mystère. Lorsqu'elle se trouve enfin face à "ce boxeur qui écrit de la poésie", elle est déçue: "Il apparaissait (...) banal et ennuyeux, vêtu d'un honnête complet en cheviotte. Absolument pas homosexuel - pas beau - l'air plutôt d'un paysan - d'un mari." ("Colossus"). Ils se retrouvent à un bal costumé où Cravan fait son entrée entortillé dans un drap, une serviette de bain en guise de turban. Il demande leur numéro de téléphone à toutes les femmes présentes. Mina le trouve révoltant de suffisance et le juge "ramolli du cerveau". Il faut dire que le neveu d'Oscar Wilde n'est manifestement pas au mieux de sa forme, lui demandant "sur un ton dépourvu de toute curiosité: veux-tu me faire jouir?" ("Colossus") Les rencontres se font pourtant quotidiennes. Ils vont de fête en fête, on ne les invite jamais l'un sans l'autre et devant leurs assiettes ils placent leurs deux "enfants", Gaga et Moche, "un lion et un tigre à cinq cents provenant de Chinatown". Au cours des longues marches qu'ils font ensemble à travers New York. Mina découvre la "funeste pluralité" de Cravan: "Par la suite, je devais me rendre compte que, lors de nos premières rencontres, il s'était présenté la plupart du temps sous l'aspect d'un être complètement différent, et me demander comment j'avais pu déceler une identité à travers ses successives métamorphoses." ("Colossus")

"L'imbécile vaniteux" ou "le monstrueux goujat" dissimulent un colosse innocent, désarmé, ignorant superbement la société et ses règles, totalement indifférent aux choses matérielles, habitant "sur le toit de la Pennsylvania Railway Station" et se nourrissant de l'air d'une serre tropicale, capable de se perdre dans la contemplation d'une feuille.

L'ironie tranchante de Mina désarçonne d'abord Cravan, puis il semble prendre plaisir à ce qu'elle lui rabatte son caquet. Un jour elle le frappe même, d'un coup de poing au visage. Cravan en est presque attendri "tant étaient rares pour lui, qui vivait pour prendre la surprise par surprise, les occasions d'être surpris." ("Colossus")

Devant elle, Cravan baisse sa garde. Il est amoureux et ne sait pas s'il est "tombé d'une étoile ou d'une branche." (Lettre à Mina). Au contact de la jeune femme, son comportement change. André Lévy témoigne de cette métamorphose provoquée par l'amour: Cravan "ne déposait les armes devant personne, mais sa rencontre avec Mina alluma une sorte de flamme surlunaire, supramondaine - rencontre de l'immuable et de l'irréductible. Ils restaient assis, pas seulement le soir venu, mais des jours et des nuits, inamovibles, sur un banc de Central Park, à lire ensemble la Bible - sans le sou l'un et l'autre." ("Memoir of an art gallery")

Car la capacité de Cravan à aimer est extraordinaire: "J'en suis sûr, personne n'a aimé autant que moi: chaque fleur me transforme en papillon; mieux qu'une brebis, je foule l'herbe avec ravissement; l'air, ô l'air, des après-midi entières ne m'occupai-je pas à respirer? à l'approche de la mer, mon coeur ne danse-t-il pas ainsi qu'une bouée? et dès que je fends la vague mon organisme est celui d'un poisson." ("Maintenant" n°3). Mina l'aime, donc il aime Mina. Et leurs amours se nourrissent l'un de l'autre. Plus elle l'aime, plus il l'aime. Et plus elle l'aime.

Mais le démon du voyage, l'appel des locomotives tracassent toujours le poète. Sans compter que l'entrée en guerre des Etats Unis le rend nerveux. Le voici donc reparti en billebaude à travers les Etats-Unis et le Canada. Il écrit régulièrement à Mina, l'appelle "ma chérie", "ma grande adorée", "ma grande fille chérie" et s'étonne: "C'est incroyable que je me sois attaché à toi en si peu de temps!".

Quant à Mina, elle dira plus tard de lui: "Quelques jours après notre rencontre, il changea complètement et ne parut jamais las d'être avec moi - pour moi, il est le seul être au monde avec qui j'ai réussi vraiment à me lier, et avec lequel je me suis sentie complètement à l'aise et en intimité. Comme mari, il était absolument parfait. Lui et moi nous devions être ce que l'on nomme des 'âmes soeurs'." (Lettre à Nellie Lloyd)

Le 17 décembre 1917, Cravan est à Nuevo Laredo. Il a franchi le Rio Grande à la nage et s'est procuré un passeport mexicain. De là il gagne Mexico. La séparation d'avec Mina le torture. Il craint qu'elle ne se détourne de lui: "Ne t'occupe pas des conseils des médiocres. Je suis le prophète d'une nouvelle vie et moi seul je vis. Tu ne m'as pas connu: j'ai été très au-dessous de moi-même à New York. Tout ça c'est déjà une affiche en lambeaux." (Lettre à Mina)

Mina veut aller en Argentine, à Buenos Aires. Cravan veut rester à Mexico, gagner quelque argent en boxant (il se fait envoyer le numéro de "The Soil" où il raconte son combat avec Jack Johnson). Mais il a peur de perdre Mina. Aussi multiplie-t-il les prétextes les plus absurdes pour justifier son séjour à Mexico: l'Argentine va entrer en guerre! Nellie est venue le rejoindre au Mexique! Il ne peut gagner l'Argentine sans passer d'abord par l'Espagne!

Mina refuse de venir à Mexico. Leur séparation affole Cravan qui plaide sa cause: "Demain ce sera Noël et tu ne seras pas là. Aujourd'hui j'ai cru devenir fou(...) Tu ne m'as pas connu; j'ai eu des moments hideux, mais je t'ai dit que j'allais me transformer. Mina, pardonne-moi: j'étais un homme et je te jure que je suis un ange." (Lettre à Mina)

En quelques jours ses supplications se font de plus en plus désespérées. Si le 29, il trouve encore le courage de plaisanter ("Envoie-moi une boucle de tes cheveux ou plutôt viens avec tous tes cheveux"), le 30 décembre, il n'envoie pas moins de trois lettres au ton pathétique: "Si je ne dois pas te revoir, je suis décidé à achever la destruction. Mais lance-moi au moins un télégramme qu'avec le mot adieu, si tu veux, et cinq minutes après l'avoir lu je serai mort."

Le 31 décembre, la souffrance est devenue intolérable: " Mourir de l'âme c'est dix mille fois pire que le cancer. Et je suis bien perdu. Si tu savais comme je me sens pur. J'ai déjà mes ailes et tout ça sera perdu. (...) Adieu, adieu, adieu. Tout, tout. La vie est atroce."(Lettre à Mina)

Mina cède. Elle arrive à Mexico City en janvier 1918. En avril elle épouse Arthur Cravan: "Nous sortîmes de la mairie pour nous retrouver dans le flamboiement frais d'un air inondé de soleil, marchant à grands pas, tels des géants conquérants, avec des cernes de bonheur autour de nos yeux." ("Colossus")

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - octobre 1998)

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