LES EXCENTRIQUES

BARON CORVO 
intro et sommaire
Baron Corvo
A la recherche d'A.J.A. Symons

 

A la recherche d'A.J.A. Symons
 

BIOGRAPHIE


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Né en 1900, A.J.A. Symons entend construire sa vie "comme un architecte dessine le plan d'une maison". Il s'élèvera dans la société par l'élégance, l'esprit et la littérature, en se délestant de détails gênants : les revers de fortune de sa famille, ses origines juives et ses prénoms. James et Albert, passe encore, mais Alphonse! Pour ses amis il sera A.J. et pour le public A.J.A. Symons.

Après un détestable apprentissage chez un fourreur, le jeune esthète fonde en 1922, avec Max Judge, le First Edition Club. Ayant une modeste chambre pour locaux, le club n'en prétend pas moins encourager la bibliographie et la bibliophilie en publiant de belles éditions, en organisant des expositions de livres rares et de manuscrits, en mettant sur pied des conférences et en représentant les membres du club aux ventes. Mais Max Judge jette vite l'éponge. Sans un sou en poche, Symons cherche des bienfaiteurs pour assurer le fonctionnement du club et l'entretien de son fondateur. Son charme et sa faconde sont tels qu'il persuade sans peine deux libraires prospères, les fréres Foyle, puis, quand ceux-ci se retirent, des collectionneurs fortunés d'investir dans son projet grandiose de faire passer "la bibliophile de la position de fantaisie à peine tolérée à celle d'une activité artistique hautement spécialisée". Et d'installer le club (et son fondateur) dans une belle maison proche du British Museum.

Un des souscripteurs séduits par la personnalité romantique et mystérieuse que Symons cultive avec soin l'introduit au sein du très fermé Ye Sette of Odd Volumes. A.J. captive les illustres représentants du barreau et de la littérature qui fréquentent ce club par ses exposés sur Edgar Allan Poe ou Frederick Rolfe et sa belle écriture calligraphiée, et les inquiète un peu par son talent à imiter leurs signatures. En fait certains le considèrent purement et simplement comme un aventurier. N'utilise-t-il pas les locaux du First Edition Club pour recevoir ses amis et connaissances et pour se livrer, à son propre compte, au commerce des livres anciens?

En fait c'est la passion du jeu qui guide Symons. Il joue à tout, depuis les courses de chevaux jusqu'au bridge, en passant par le croquet ou des jeux de simulation qu'il invente. Le jeu lui semble l'essence de la vie : "Nous courons, bon gré mal gré, le risque de l'existence, et sommes engagés dans
 
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Illustration de la couverture de
"The quest for Corvo".

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une partie à laquelle nous ne pouvons nous dérober." Il vit sur le fil, dans un quitte ou double permanent. L'argent, vite gagné, est fait pour être vite dépensé, si possible avant même d'être gagné.

Le jeu permet aussi de se cacher derrière un masque, de choisir la personnalité qui nous plaît, de passer d'un rôle à l'autre. S'imaginant (à tort) socialement arrivé, A.J. se dit qu'il est temps d'écrire. Las, ses efforts n'accouchent que d'un court essai sur Emin Pacha et d'une anthologie de la poésie fin de siècle. Pas de quoi bouleverser le Londres littéraire. Et les éditeurs se lassent d'attendre le manuscrit de sa monumentale Bibliography and History of the Books of the Nineties, with Notes on their Authors. Certes, A.J. est un dilettante mais surtout, sous des dehors conquérants, il manque de confiance en lui. Pour ce perfectionniste, l'écriture s'est toujours «accompagnée de plus de douleur que de plaisir».

Symons vit sur un grand pied mais à crédit. La crise économique qui frappe l'Angleterre au début des années 30 le prend de court. La vente de sa collection de livres et de manuscrits ne suffit pas à le tirer d'affaire. Pire encore, les actionnaires désertent le First Edition Club. Le voilà forcé d'écrire pour vivre.

Le parfait amateur qu'est Symons se fixe un but qui ferait reculer plus d'un professionnel de la plume : écrire une biographie qui ne ressemble à aucune autre. Il s'efforce de mettre en pratique les principes qu'il a exposés en 1929 dans Tradition dans la biographie. Avant tout le biographe doit "choisir ses sujets et sa méthode comme un dandy choisit un costume, en pensant à la coupe et au ton autant qu'au tissu." Refusant de réduire la biographie à un panégyrique, Symons lui assigne comme but "de découvrir la personnalité, d'estimer à leur juste valeur les hommes tels qu'ils sont, également rares, précieux et dignes d'intérêt, qu'ils soient conformes aux normes habituelles de la foi et de la vertu, ou qu'il s'en éloignent"». Renonçant à toute prétention à l'exhaustivité ou l'objectivité, le biographe doit non pas "«enregistrer mais révéler" la réalité. Plutôt que de compiler les faits, il les décante à travers le filtre de sa personnalité. La seule convention à respecter est la "convention de la vérité". Sinon le biographe est un conteur et donc libre d'adopter le style et la forme les mieux adaptés à son sujet.

Plutôt que de s'attaquer tout de suite à son héros Oscar Wilde, Symons essaie d’abord ses forces sur une courte biographie de l'explorateur H.M. Stanley puis sur un auteur tellement obscur que beaucoup doutent même de son existence. Frederick William Serafino Austin Lewis Mary Rolfe, alias Frederick baron Corvo, personnage solitaire et voué à l'échec présente a priori peu d'attraits. Menteur, escroc, rancunier, ingrat, paranoïaque, il pratique l'art de se faire des ennemis et mord par principe la main qui le nourrit. Mais, fasciné par l'époque victorienne et égaré dans son propre siècle, Symons comprend mieux que d'autres le rêveur éveillé qu'est Frederick Rolfe. Il raconte l'histoire intérieure du baron, bien différente de ses manifestations extérieures. Il montre le contraste poignant entre une vie misérable et sordide et une oeuvre orgueilleuse et flamboyante. Il dépeint un "homme de génie qui n'a pas réussi", une "âme vaincue qui aurait pu faire beaucoup".

Symons défie toutes les règles du genre : il se pose comme le second protagoniste, après Corvo, de cette biographie, à laquelle il donne la forme d'un roman d'énigme. Narrateur-détective, il guide le lecteur sur la piste du scandaleux baron Corvo, partageant avec lui trouvailles, surprises et désillusions. Par jeu, il donne aux chapitres des titres dignes des aventures de Sherlock Holmes: Le Problème, Le Frère Réticent, Le Curieux Théologien...

Mais c'est dans un but purement dramatique qu'il entrelace la biographie proprement dite et le récit de son «enquête». Témoins et documents apparaissent comme les pièces d'un puzzle qui s'assemble sous nos yeux. Symons bouleverse la chronologie et entrecroise présent et passé. Tout son talent est de jouer sur les contrastes : "La vérité assume des formes multiples et l'alternance dramatique de lumière et d'ombre au milieu de laquelle mon enquête a fait surgir le baron Corvo, a, j'en suis convaincu, plus de valeur en tant que vérité que le compte-rendu de n'importe qui d'autre."

Dosant recherche et intuition, empathie et recul, il parvient à travers les vices et les folies de son héros à nous faire entendre "le cri déchirant d' un homme qui dévale désespérément la pente, sans argent pour payer ses vêtements, sa nourriture ou sa lumière, d'un homme qui vit comme un rat, au fond d'une cale vide, qui se faufile le long des ruelles, malheureux de ses dons inutiles, de ses chances perdues, sans un centime en poche, ni un morceau de viande dans le ventre, si bien qu'il a fini par se convaincre que tous les hommes étaient ses ennemis."

La publication d'A la recherche du baron Corvo, un essai de biographie en 1934 rend Symons célèbre. Le dilettante qu'est A.J. a réalisé là un chef d'oeuvre, qui lui assure une place dans l'histoire de la littérature. Ce succès l'encourage à mettre en chantier une vie d'Oscar Wilde. Son admiration pour l'écrivain, sa compréhension du personnage, son amitié pour Lord Alfred Douglas et Vyvvian Holland, le fils de Wilde, et la documentation originale qu'il a rassemblée, semblent faire d'A.J. le biographe idéal de l'auteur du Portrait de Dorian Gray. Critiques et public attendent ce livre comme un événement littéraire.

Mais Symons découvre un nouveau jeu qui le détourne de l'écriture. Il s'associe avec un Français, André L. Simon, auteur de livres de gastronomie, pour fonder la Wine & Food Society, dont la noble quête sera de relever le niveau de la cuisine anglaise et d' «offrir un apprentissage du bien-vivre à des gens qui ne peuvent se permettre d'aller dans les grands restaurants». La Wine & Food Society est un succès immédiat. A.J. s'empresse de remettre à plus tard, quand il aura gagné assez d'argent pour pouvoir consacrer tout son temps à la littérature, la biographie de Wilde, dont il a déjà hypothéqué les royalties éventuelles.

Quelle plus agréable façon de faire fortune que d'organiser des festins pour de riches hédonistes? Toute la semaine, A.J. va de mondanités en banquets et le week-end il rejoint la maison à la campagne où il a installé sa femme, sa collection de boîtes à musique victoriennes et une bibliothèque de 5000 livres qui déborde jusque dans la salle de bains et les toilettes. Il y invite ses amis, les régale de vins choisis, de monologues étincelants et de furieuses parties de croquet ou de Monopoly.

Mais les amis lui reprochent de devenir intolérablement snob et de gaspiller ses dons, et s'éloignent. Lassée de ses absences et de ses dettes, sa femme le quitte en 1936. L'échec de son mariage affecte profondément A.J., plus sans doute pour des raisons sociales et d'amour propre que sentimentales. Car, bien que généreux, il est incapable de rendre l'affection qu'il demande en permanence à son entourage. Le masque du dandy tombe et révèle un homme que tourmente son impuissance créatrice : "Ecrire est ce par quoi nous réussissons ou nous échouons (...) Nous savons que notre vie sociale, même réussie, et nos passe-temps, même agréables, ne sont qu'accessoires." La peur de l'échec paralyse Symons. Et sans doute songe-t-il alors au baron Corvo, "âme vaincue qui aurait pu faire beaucoup". Alors, plutôt que d'affronter la page blanche, il sort, parade ses costumes exquis et ses chemises extravagantes de banquets en dîners. Qu'importe si les médecins prétendent que la vie qu'il mène le tuera avant quarante ans.

En 1939 rien ne va plus. La guerre met en sommeil la Wine & Food Society et en péril les finances de Symons qui proteste : "J'ai construit ma vie pour la paix et non pour la guerre." Une fois de plus, A.J. tire le diable par la queue. "Je suis ruiné, mais j'ai toujours été au seuil de la fortune", constate-t-il. Puis la maladie le frappe. Affaibli, en partie paralysé, l'élocution difficile, il refuse jusqu'au bout de croire que la partie puisse s'achever ainsi et si tôt : "Ma vie ne peut être finie alors que j'ai tout juste quarante ans!". Pour se distraire, il s'invente des épitaphes :

AJAS
ALAS


Le 26 août 1941, A.J.A. Symons meurt. Il a quarante et un ans et laisse derrière lui un livre unique, A la recherche du baron Corvo, et le regret qu'il n'ait jamais dépassé le chapitre cinq de sa biographie de Wilde.

Depuis, on a écrit d'autres biographies de Rolfe, plus savantes, plus classiques. Nulle n'atteint le charme, l'élégance et l'originalité d' A la recherche du baron Corvo. Nulle ne donne autant l'envie de découvrir l'oeuvre de Frederick Rolfe. Et A.J.A. Symons seul peut se vanter d'avoir sauvé de l'oubli la personnalité et les romans du baron Corvo et conclure : "Ma satisfaction était plus grande encore de savoir que tous les ouvrages abandonnés et perdus dans la nuit quand, soudain, mourut seul à Venise Frederick William Serafino Austin Lewis Mary Rolfe, avaient été recueillis et rassemblés par des mains sympathiques, et de savoir que, seul au monde, je les avais lus intégralement. Il ne restait plus rien à découvrir. Mon enquête était terminée."



BIBLIOGRAPHIE


Oeuvres d'A.J.A. Symons

A Bibliography of the First Editions of Books by William Butler Yeats (1924)
Emin, the Governor of Equatoria (1928)
An Anthology of Nineties Verse (1928)
H.M. Stanley (1933)
The Quest for Corvo(1934)
The Nonesuch Century (1936)
Essays and Biographies (1969)

A propos d'A.J.A. Symons

Souvenir, Shane Leslie, préface à la réédition de The Quest for Corvo (1955)
A.J.A. Symons, His Life and Speculations, Julian Symons (1986).

© Emmanuel Pollaud-Dulian
(Paris - septembre 2001)
 

 

 
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